Internationale Situationniste, Numéro 4
juin
1960

À propos de quelques erreurs d’interprétation

Il faut reconnaître à l’étude de Robert Estivals, sur ce qu’il appelle le système situationniste (Grammes, numéro 4) l’honnêteté d’une recher che d’information exacte, encore très peu commune quand il s’agit de l’I.S. Ce qui incite à signaler les causes de la transformation de son effort critique en incompréhension globale. Celle-ci éclate dans l’incohérence de ses appréciations, puisqu’il reproche à la théorie situationniste sa « mégalomanie » — sans que soit définie davantage la grandeur en question — et même, plus bizarrement, son « érudition courte » ; pour en arriver à la conclusion générale qu’« elle a bien toutes les caractéristiques qui font les créations authentiques ».

Estivals n’est certainement pas gêné par un manque quantitatif de connaissances, mais par un niveau de pensée insuffisant. Ceci concerne, aussi bien qu’Estivals, tous les « avant-gardistes » qui décident de dé passer l’esthétique bourgeoise en se servant des instruments conceptuels de la bourgeoisie.

En effet, l’analyse d’Estivals découvre que la situation construite, parce qu’elle participe d’une interaction entre un comportement humain et l’environnement qu’il modifie, est à coup sûr un dualisme philosophique hérité d’Auguste Comte. Estivals décide lui-même (page 24) que « le situationniste crée librement sa situation ... suspendue à sa propre volonté », et l’idée de « libre-arbitre » qu’il nous prête dominerait notoirement tout notre jugement de l’art moderne. Il est étrange qu’Estivals n’ait pas reconnu, dans ses lectures, comment nous avons d’abord lié ce jugement de l’art moderne à la lutte de classes ; au retard de la révolution. Étrange aussi qu’il ramène au dualisme une méthode qui est deve nue assez courante depuis qu’Engels, explicitant une thèse très célèbre de Marx, écrivait : « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ne peut être considérée, et comprise rationnellement, qu’en tant que pratique révolutionnaire ». Cependant, Estivals avoue ses infirmités idéologiques en notant que, parce qu’elle se fonde sur une « perspective synthétique », « la conception situationniste ... ne peut entrevoir la réalité historique faite des domaines fondamentalement séparés ... » (p. 26). C’est moi qui souligne cette affirmation d’Estivals, et de tant d’autres, car elle éclaire abondamment son point de vue, qui est à l’opposé du nôtre. « Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science », comme dit Lukács. Et ce qui manque à Estivals, puisqu’il paraît que ce n’est pas l’érudition, c’est la dialectique.

Il faut croire qu’Estivals est bien attaché à la métaphysique car, pour lui, « la notion de moment conduit à une opposition à la vision traditionnelle de l’histoire, par suite à la métaphysique et à la morale qui en découlaient, qu’elle remplace par une autre, issue évidemment d’elle-même ». Sommés, de toute manière, de se reconnaître dans une métaphysique ou une autre, où vont donc les situationnistes ? D’après Estivals, c’est la métaphysique du « présentéisme » qui a notre faveur. Pourquoi ? Parce que nous rejetons en bloc les notions, bien curieusement amalgamées, « d’évolution, de progrès, d’éternité, qui sont la foi moderne depuis la fin du XVIIe siècle » (p. 22). Cette apparition de l’éternité à la fin du XVIIe siècle évoque presque l’humour d’un titre de J.L. Borges : Nouvelle réfutation du temps. Mais Estivals ne plaisante pas. La situation n’a pourtant jamais été présentée comme un instant indivisible, isolable, au sens métaphysique de Hume, par exemple ; mais comme un moment dans le mouvement du temps, moment contenant ses facteurs de dissolution, sa négation. Si elle met l’accent sur le présent, c’est dans la mesure où le marxisme a pu formuler le projet d’une société où « le présent domine le passé ». Cette structure du présent qui connaît son inévitable disparition, qui concourt à son remplacement, est plus éloignée d’un « présentéisme » que l’art traditionnel, qui tendait à transmettre un présent hypostasié, extrait de sa réalité mouvante, privé de son contenu de passage.

La métaphysique et l’éternité qui encombrent Estivals s’accompagnent naturellement d’une surestimation résolue de la création idéaliste individuelle. Dans le cas de la création « situationniste », il est assez bon pour m’en attribuer personnellement, et tout de suite, la plus belle part. Il me semble que ceci veut dire qu’Estivals est encore largement influencé par le système idéologique d’Isou, dont il a fait une insuffisante critique « sociologique », dans la fausse clarté du raisonnement mécaniste.

Témoignant plus que tout autre de la dissolution de la culture contemporaine, l’art qu’Isou a proposé est le premier art du solipsisme. Dans les conditions d’une expression artistique de plus en plus unilatérale et séparée, et complètement abusé par elles, Isou est parvenu à la sup pression théorique du public, portant par là à l’absolu — qui est la mort et l’absence — une des tendances fondamentales de l’activité artistique ancienne. C’est ainsi qu’il annonçait dans son deuxième Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort (paru dans la revue Ur, 1951) : « On créera chaque jour des formes nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, d’expliciter leur résistance par des “œuvres valables” ... “Voilà des trésors possibles”, dira-t-on. “Voilà des chances pour des œuvres séculaires”. Mais personne ne se penchera pour ramasser une pierre. On ira plus loin afin de découvrir d’autres “sources séculaires” qu’on abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne saura quoi faire. » L’aveu involontaire de la disparition des arts, chez Isou, est un reflet de la réelle disparition des arts. Mais Isou qui se découvre placé, par hasard, ou par un trait de son génie, à un point zéro de la culture, s’empresse de meubler ce vide, par une culture symétrique qui va fatalement se rouvrir, après qu’elle ait été réduite à rien, avec des éléments similaires aux anciens. Et, profitant de l’aubaine pour devenir le seul créateur définitif de cette néo-culture, Isou prend des concessions toujours plus loin sur les terrains artistiques qu’il n’oc cupera pas. Isou, produit d’une époque d’art inconsommable, a supprimé l’idée même de sa consommation. Il n’a plus besoin de public. Il n’a besoin que de croire encore à la présence d’un juge caché — presque rien, sa variante personnelle de « Dieu spectateur » — juge d’un petit tribunal extérieur au temps dont la seule fonction reste d’homologuer les titres de propriété d’Isou, éternellement.

Le « système de création » d’Isou est un système de plaidoieries, une composition de son dossier aussi étendue que possible, pour défendre sur chaque point son domaine idéal contre la mauvaise foi et la chicane d’un éventuel concurrent à la création, qui essaierait de s’en faire reconnaître frauduleusement une parcelle. Rien ne restreint la souveraineté d’Isou, sauf le fait que ni le tribunal ni le code de procédure n’existent en dehors de son rêve.

Cependant, ce système n’a pas été appliqué tout à fait purement, parce que le propos de constituer dans le siècle un mouvement avant-gardiste a conduit Isou à réaliser, presque accidentellement, plusieurs expériences réelles de la décomposition artistique contemporaine (livres « métagraphiques », cinéma). Je crois qu’Estivals, en réfutant Isou au nom de l’objectivité la plus évidente, n’a pas assez nettement distingué le secteur de l’activité pratique du lettrisme, entre 1946 et 1952 au moins, et te secteur de l’aliénation idéaliste ; les rapports et les contradictions entre eux. De sorte que, quand il envisage les positions situationnistes — non sans avancer plusieurs considérations partielles et même des hypothèses qui, dans le détail, sont justes — il est encore, pour l’ensemble, victime de sa conception mystifiée de la création avant-gardiste foncièrement idéaliste, qu’il accepte comme telle dans tous les cas (et dont il critique seulement l’exagération, la propension au délire). Comme il lui faut ramener tout à un individu, qu’il exhortera ensuite à rester modeste, Estivals crée au besoin son créateur : « Isou ne faisait du roman tridimensionnel qu’un bouleversement partiel d’une branche de la création artistique. Debord trouve dans la situation, composée de toutes les activités humaines, le moyen de les bouleverser toutes à la fois. » Je m’en vois encore assez loin, tout de même. Et je ne pense pas le faire seul.

Cela vaut-il la peine de le redire ? Il n’y a pas de « situationnisme ». Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce mo ment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d’une tâche, qu’elle saura ou ne saura pas faire. Accep ter la notion de dirigeant, même en direction collégiale, dans un projet comme le nôtre, signifierait déjà notre démission. L’I.S. est évidemment composée d’individus fort divers, et même de plusieurs tendances discernables dont le rapport de force a déjà varié quelquefois. Son activité tout entière, sans conteste, est seulement pré-situationniste. Nous ne défendons d’aucune manière des « créations » qui appartiendraient à quelques-uns, et encore moins à un seul de nous : au contraire, nous trouvons très positif que les camarades qui nous rejoignent aient déjà atteint par eux-mêmes une problématique expérimentale qui recoupe la nôtre. Le plus sûr symptôme du délire idéaliste est d’ailleurs la stagnation des mêmes individus, se soutenant ou se querellant des années autour des mêmes valeurs arbitraires, parce qu’ils sont seuls à les re connaître comme règles d’un pauvre jeu. Les situationnistes les laissent à leurs élevages de poussière. Estivals a surestimé leur intérêt, jusqu’à en tirer des critères de jugement inapplicables ailleurs, peut-être parce que l’optique trop étroitement parisienne de son travail sur la période « avant-gardiste » récente grossit trop ces détails. Une telle connaissance des anecdotes doit au moins lui faire savoir que je n’ai jamais considéré comme un motif de m’occuper des gens les rapports de subordination qu’ils étaient capables d’entretenir avec moi. Mais d’autres goûts.

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