Internationale Situationniste, Numéro 10
mars
1966

L’I.S. et les incidents de Randers

Au début de 1965, l’inculpation de J.V. Martin au Danemark à propos de l’édition des « comics subversifs » dont le précédent numéro de cette revue a publié trois exemples (pages 21, 36 et 37) faisait quelque bruit. Martin se trouvait personnellement poursuivi, en tant que responsable de l’I.S., sur une plainte de la branche danoise du mouvement du « Réarmement moral », la fameuse organisation idéologique de choc du capitalisme américain, concernant essentiellement des tracts que nous avions diffusés clandestinement en Espagne. Ces tracts étant formelle ment un détournement des comics, des filles dévêtues y exprimaient quelques vérités en faveur de la liberté morale et politique, inscrites dans le traditionnel « ballon ». Ceci donnait l’occasion au « Réarmement moral » d’exiger la condamnation de l’I.S., en commençant par Martin, pour offenses à la morale et aux bonnes mœurs, érotisme, pornographie, activité anti-sociale, outrages à l’État, etc. Jointe à ces documents, la célèbre image de Christine Keeler, déclarant sa supériorité évidente sur la princesse danoise qui avait consenti à épouser le roi Constantin (justement qualifié de fasciste avant qu’il ait fait ses preuves, l’été der nier, contre la quasi-totalité du peuple grec), amenait l’accusation sup plémentaire d’injure à la famille royale danoise. L’énormité du procédé dont le « Réarmement moral » entendait faire le test émut la presse danoise dans son ensemble. Martin convint aussitôt, dans une déclaration publique, que les situationnistes étaient effectivement ennemis de toutes les valeurs défendues par le « Réarmement moral » et s’employaient activement au désarmement moral de la société que nous connaissons. Il admit que « les photographies de filles nues pouvaient avoir une cer taine résonnance érotique, heureusement ». Il rappela que la question de l’édition pornographique était sans rapport avec nos tracts, quoique non sans rapport avec la morale répressive qui la provoque, et du reste la tolère généralement. Enfin, il fit voir la profondeur paradoxale de l’at titude des autorités social-démocrates d’un pays officiellement ennemi du franquisme, s’efforçant de réprimer chez elles des publications injurieuses pour l’ordre franquiste. Finalement, la justice préféra renoncer à déférer Martin devant un tribunal. Elle abandonna l’accusation avant un procès qui eût été instructif.

Peu après l’O.T.A.N. décida de faire entrer des troupes allemandes au Danemark, à deux reprises, pour participer à des manœuvres communes avec l’armée danoise. C’était la première fois que l’on devait revoir l’armée allemande dans ce pays depuis la fin de son occupation en 1945. Le fait suscita de grandes protestations creuses de toute la gauche, des réclamations, des pétitions. Personne, naturellement, n’en tint compte. Les premiers éléments devaient arriver le 16 mars à Randers, dans le Jutland. Martin résidait à ce moment dans cette ville. La célé brité que lui valaient les récentes poursuites renforçait la liaison que son activité situationniste précédente avait créé entre lui et quelques élé ments d’avant-garde. Avec Martin, quelques étudiants de l’université d’Aarhus, des dockers, d’anciens partisans du temps de la lutte armée anti-nazie, il se constitua un comité qui fit savoir que l’on s’opposerait par la force à l’entrée de ces troupes dans la ville. Des affiches et des inscriptions le proclamèrent sur les murs. Des gens vinrent de tout le Danemark. Des envoyés de tous les journaux scandinaves, et quelques allemands, se rendirent sur les lieux pour observer la rencontre.

Des soldats du génie déploient des barbelés dans la rue
(Politiken du 17-3-65)

Le 16 mars, l’armée danoise, aidée d’importants renforts de police, investit la ville. Son plan était de faire entrer par surprise la colonne moto risée allemande jusqu’aux casernes où elle devait stationner. Mais le comité organisa la surveillance de toutes les routes, de sorte qu’il put être prévenu en temps utile de la voie d’approche des troupes, à la tombée de la nuit. Des petits groupes postés à cette fin retardèrent le convoi. La masse des manifestants eut le temps de se rassembler et de se porter devant les casernes, du côté où l’on projetait d’y faire pénétrer la co lonne. Il y eut un choc violent entre les manifestants et les soldats et policiers danois, les véhicules des Allemands arrivant au milieu de cette mêlée. Des voitures furent lapidées, des pneus crevés. On vola même une jeep. Finalement les troupes entrèrent dans les casernes et y passè rent la nuit. Mais ce fut pour repartir après cette conquête symbolique. Peu après, un porte-parole de Bonn démentit que le projet ait jamais été conçu d’envoyer deux fois des troupes allemandes en manœuvres au Danemark. Il déclarait parfaitement satisfaisante l’unique expérience accomplie.

La police et la troupe se heurtent aux manifestants devant les casernes de Randers
(photo dans « Politiken » du 17-3-65).

Le surlendemain, 18 mars, dans la soirée, alors que Martin, avec un groupe de responsables de la manifestation, sortait de sa maison 16, Slodsgade — qui était le local utilisé pour toute l’organisation de l’action en cours, et donc désignée un peu partout comme « le quartier général de l’émeute », une puissante bombe incendiaire explosa dans la pièce qu’ils venaient de quitter, blessant légèrement son jeune fils Morton, à un autre étage. Le feu consuma complètement la maison en peu de temps. La première impression fut qu’il s’agissait d’une contreattaque de l’extrême-droite. Mais la police arrêta aussitôt Martin, en l’accusant d’une activité terroriste opportunément révélée par cet « accident ».

Cependant, dès le lendemain, la police changea complètement sa thè se peu soutenable. Elle trouva facilement l’incendiaire, un manifestant nommé Kanstrup qui avait oublié dans un taxi une deuxième bombe, avec des bagages à son nom. La carrière de Kanstrup vaut qu’on s’y ar rête : dirigeant des « Jeunesses Communistes », il s’était infiltré dans une organisation de néo-nazis, mais c’était pour découvrir leurs agents en R.D.A., qu’il dénonçait aux autorités de Berlin-Est. Il avait été ainsi arrêté pour espionnage par la police de Copenhague. Après ce tournant obscur, Kanstrup était devenu trotskiste, et ainsi avait fait secrètement de « l’entrisme » dans un groupe socialiste de gauche. C’est à ce titre qu’il participait à la manifestation de Randers, sans révéler bien sûr qu’il avait apporté deux bombes.

Le « quartier-général » situationniste au dernier soir
(photo parue dans « Quick » du 4-4-65).

Selon les déclarations de Kanstrup à la police, sa bombe, dont il avait envisagé de faire seul un usage purement symbolique, avait explosé ac cidentellement chez Martin. Mais il était évident que Kanstrup était un provocateur. Cependant, on ne peut dire si l’explosion visait l’élimination physique des gens qui se trouvaient dans cette pièce quelques instants auparavant, ou seulement la destruction de l’immeuble. Kanstrup avait pu lui-même mettre en action un détonateur, ou bien un complice avait « amorcé » sa bombe en jetant une grenade par la fenêtre (Kanstrup émit quelque temps cette hypothèse, puis la retira, considérant l’invraisemblance de la coïncidence ; et sa propre affirmation qu’il était seul à connaître la présence de cette bombe). Nous ne nous sommes pas souciés de démêler si Kanstrup avait agi pour le compte de la police politique de Copenhague, qui avait barre sur lui depuis son affaire d’espionnage, ou pour le compte des staliniens (que ce soit l’insignifiant parti danois ou bien ses chefs directs de Berlin-Est). En effet les buts de ces deux institutions étaient liés en la circonstance. Il s’agissait d’abord d’intimider brutalement une partie des manifestants ; et d’autre part de semer le trouble en laissant entendre que les organisateurs pour raient être impliqués dans une conspiration terroriste en rapport avec les bureaucrates de l’Est. C’est la police politique danoise qui avait le plus grand intérêt dans une telle manipulation de Kanstrup (ce que la suite a montré assez clairement). Cependant les staliniens ne pouvaient que se trouver bien d’un coup porté à une organisation autonome qui venait de montrer sa capacité d’agir puissamment.

J.V. Martin arrêté
(photo parue dans « Ekstrabladet » du 19-3-65).
« ---- Qui est-ce donc que ce docteur Fu Manchu ?
— Je n‘en ai qu’une vague idée, inspecteur, mais ce n’est pas un criminel ordinaire. C’est le plus grand génie du mal qu’on ait connu sur notre terre depuis des siècles. Il est l’animateur d’un groupe politique dont la richesse est énorme, et sa mission en Europe est de « paver la route ».
Vous me suivez bien ? Il est à l’avant-garde d’un mouvement d’une telle importance politique qu’il n‘est pas un Anglais ou un Américain sur cinquante mille à s’en douter. »
Sax Rohmer. Le Docteur Fu Manchu.

J.V. Martin, traité à la fois dans la presse allemande d’anarchiste et de pro-stalinien, et en tout cas d’anti-allemand (bien que des affiches en allemand aient souligné à Randers que cet accueil visait seulement le militarisme allemand) affirma que son opposition au Pacte de Varsovie était égale à son opposition à l’O.T.A.N., et que les situationnistes sont si peu anti-allemands qu’une de nos revues était intitulée Der Deutsche Gedanke (La pensée allemande).

La police suédoise et la presse scandinave découvrirent alors un groupuscule nazi en Suède, qui aurait possédé quelques armes et adressé quelques menaces par correspondance ; et essayèrent ainsi de dresser un tableau équilibré d’extrémismes symétriques. Dès l’ouverture du procès de Kanstrup, à la surprise visible de son avocat — le stalinien Madsen —, le procureur abandonna soudain sans explication le délit de destruction par explosif d’immeuble habité, et se borna à requérir deux mois de prison ferme, qu’il obtint, pour « détention d’explosifs et participation à une manifestation interdite » ! Il ne faudrait pas en dé duire que le Danemark connaît la mansuétude judiciaire d’un Far-West de cinéma car, quelque temps après, un jeune camarade qui avait lancé une simple grenade lacrymogène dans un meeting du répugnant pasteur Billy Graham a été condamné à trois mois de prison. Le laboratoire de la police de Copenhague conclut ensuite que la bombe avait pu exploser parce qu’un fort degré de chaleur ambiante était dépassé (mais sans tenir compte du fait qu’elle avait éclaté dans une pièce non-chauffée). Enfin, en décembre, l’avocat Madsen demanda l’ouverture d’une nouvelle enquête, accusant avec précision la police de Randers d’avoir été au courant vingt-quatre heures à l’avance du projet de l’attentat de Kanstrup chez Martin ; et donc au moins de l’avoir laissé accomplir. Il accusa aussi l’armée d’avoir fourni des explosifs. L’ensemble de la presse danoise rapporta ses accusations, y compris le quotidien stalinien Land og Folk (1-1-66). Ainsi les staliniens n’ont révélé le rôle du louche Kanstrup comme provocateur au service de la police qu’après le très long délai pendant lequel l’incertitude a servi leurs desseins.

Toute cette affaire est intéressante, comme signe de la montée générale de la violence, sous le confort de la démocratie scandinave ; et du mouvement qui porte cette violence vers sa transformation en contestation de la société, ici en essayant les méthodes dont l’avant-garde japonaise a aujourd’hui la meilleure expérience. L’exemple tout récent des centaines de jeunes « provos » d’Amsterdam qui ont tenu la rue le 10 mars, sabotant complètement les cérémonies du mariage de la princesse locale avec un ex-nazi, s’inscrit dans ce même courant. Il est remarquable que, dès le lendemain de l’affrontement où la pratique de l’I.S. avait montré son excellence, une manifestation de protestation distincte et pacifique à Randers, appelée par divers organismes non-violents, s’est trouvée at taquée par de jeunes blousons noirs. Autre détail notable, avec la destruction intégrale du principal dépôt de publications de l’I.S. en Europe du Nord, la plupart des anti-tableaux réalisés dix-huit mois auparavant (Martin, Bernstein) pour la manifestation « Destruction de R.S.G. 6 » (cf. I.S. 9, page 32) furent également anéantis : voilà bien une suppression de la négation artistique, qui n’est pas encore son dépassement ! La « couverture » de l’art ici s’est trouvée brûlée. Il est aussi fort significatif que des procédés célèbres en Amérique ou en Espagne, ou dans l’unité d’action des polices marocaine et française, puissent trouver leur application dans la police et l’armée du Danemark social-démocratique, quand il s’agit de faire barrage à un mouvement qui les inquiète.

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