Internationale Situationniste, Numéro 1
juin
1958

Une guerre civile en France

Ce n’est pas Catilina qui est à nos portes, c’est la mort.

P.-J. PROUDHON, à Herzen. 1849.

Dans les jours où cette revue s’imprimait de graves événements sur venaient en France (13 mai - 2 juin). Leurs développements ultérieurs peuvent peser lourdement sur les conditions d’une culture d’avantgarde comme sur beaucoup d’autres aspects de la vie en Europe.

S’il est vrai que l’Histoire a tendance a recommencer en farce ce qui a été tragédie, c’est la guerre d’Espagne qui vient de se répéter dans la comédie de la fin de la IVe République. Le fond politique de la IVe Ré publique avait été son irréalité, et sa mise à mort sans effusion de sang fut elle-même irréelle. La IVe République était inséparable d’une guerre perpétuelle aux colonies. L’intérêt du peuple français était d’arrêter la guerre, l’intérêt des secteurs colonialistes était de la gagner. Le Parle ment paraissait incapable de l’un comme de l’autre, mais c’est du coté des colonialistes et de l’armée laissée à leur service qu’il avait multiplié les concessions et les démissions depuis des années, et c’est à leur pouvoir qu’il était prêt à céder la place.

Quand l’armée d’Algérie se révolta, comme chacun s’y attendait, le gouvernement républicain eût pu la remettre dans la discipline à peu de frais, et la résistance était encore nécessaire et facile au dernier jour. Mais au début il lui fallait s’appuyer sur le peuple à travers sa majorité parlementaire de gauche. À la fin, après la conquête de la Corse et les menaces des troupes aéroportées contre Paris, il eût fallu s’appuyer sur la force effective du peuple mobilisé (par cette organisation gouverne mentale d’une grève générale qui anihila le succès initial du putsch de Kapp, par l’armement de milices). Ce processus révolutionnaire, qui impliquait l’appel aux hommes du contingent, aux équipages de la flotte, contre leurs chefs rebelles, et surtout la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie, parut bien plus dangereux que le fascisme.

Le Parti communiste était dans cette crise le meilleur défenseur du régime parlementaire, et rien de plus. Mais le régime était parvenu à ce point de dissolution précisément par son refus de tenir compte des voix communistes dans une majorité de gauche. Il est resté jusqu’au bout victime de l’unique procédé d’intimidation par lequel la droite minoritaire avait constamment imposé sa politique : le mythe d’un Parti communiste travaillant à s’emparer du pouvoir. Le Parti, qui n’y travaillait aucunement, avait ainsi déçu et désarmé les masses sans jamais réussir une seule opération au Parlement ; et lui aussi, jusqu’au bout, a cherché à faire accepter ses avances par les mêmes responsables de la bourgeoisie. Ceux-ci restèrent dans leur fermeté minérale de sorte que les communistes ne purent enregistrer leur premier succès parlementaire : le régime s’effondra avant. Le 28 mai il apparut qu’il était possible d’entraîner le pays, non le Parlement, dans la lutte anti-fasciste. Au soir du 29 mai la C.G.T. ne lança pas la grève générale illimitée qui en était l’arme principale, et les manifestations du 1er juin ne pouvaient être que de pure forme.

Les masses populaires étaient indifférentes parce qu’on ne leur avait offert depuis longtemps que la fausse alternative parlementaire entre la droite modérée et la modération d’un Front Populaire d’ailleurs utopique puisque les non-communistes le refusaient absolument. Les éléments non-politisés étaient endormis par la grande presse et la radio. Un gouvernement contrôlant et utilisant au mieux ces moyens d’information eût disposé d’un délai suffisant pour alerter le pays, mais le mode d’information capitaliste suivit sa pente naturelle et su dissimuler l’agonie du régime à une grande partie de la population. Les élé ments politisés, depuis 1945, avaient pris l’habitude de la défaite et ils étaient à juste raison sceptiques sur les chances d’une telle « défense de la République ». Cependant les centaines de milliers de manifestants qui marchèrent ensemble à Paris le 28 mai montrèrent que le peuple méritait mieux, et qu’il s’était levé au dernier moment.

Jusqu’à maintenant cette lamentable affaire ne comporte aucun trait moderne. Le fascisme n’avait ni parti de masse en France, ni programme. La seule force du colonialisme borné et raciste, et d’une armée qui ne voyait pas d’autre victoire à sa portée, a imposé au pays, comme première étape, de Gaulle qui représente l’idée scolaire de la grandeur nationale française du XVIIe siècle et qui assure la transition vers un or dre moral poujado-militaire. Dans ce pays fortement industrialisé il n’y a pas eu d’action déterminante de la classe ouvrière. On est tombé à un stade d’absence politique de la bourgeoisie et du prolétariat où les pronunciamientos décident du pouvoir.

Où en sommes-nous ? Les organisations ouvrières ici sont intactes ; une partie du peuple est alerté ; l’armée algérienne combat toujours. Pour continuer à régner à Alger les colons, qui commandaient déjà aux gouvernements de Paris avant de les désigner officiellement, sont obligés maintenant de régner sans opposition en France. Leur but reste l’intensification de l’effort de guerre de toute la France à leur profit, et ceci né cessite à présent la liquidation de la démocratie dans ce pays, le triomphe d’une autorité fasciste. Les forces démocratiques en France, si elles peuvent encore renverser le courant, seront obligées d’aller jusqu’au bout de leur attitude : la liquidation du pouvoir des colons sur l’Algérie et sur la France, c’est-à-dire la République algérienne du F.LN. Un choc violent est donc inévitable à brève échéance. Les lâches illusions sur le rôle personnel du général-président, les obstacles apportés à l’unité d’action, une nouvelle hésitation au moment d’engager la lutte pour ront affaiblir davantage et même livrer le peuple, mais non retarder le dénouement.

Le 8 juin 1958.
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