Café Critique, Jahr 2006
 
2006

La torture et la dialectique

Jean Améry, Theodor W. Adorno et l’imperatif catégorique après Auschwitz

En juillet 1965, dans l’une des dernières séances de ses conférences philosophiques, Theodor W. Adorno fait réference à l’essai sur la torture que Jean Améry vient de publier au Merkur et qui deviendra bientôt la première pierre de son célèbre ouvrage Par-delà le crime et le châtiment. Améry décrit et analyse dans ce texte ce qui lui est arrivé lorsqu’il a été torture par les SS, en tant que résistant autrichien, dans le fort belge de Breendonck. Le cadre théorique dans lequel Adorno convoque ce texte, dont « l’auteur, un dénommé Jean Améry, [lui] est du reste totalement inconnu », s’intitule « métaphysique et mort après Auschwitz ». Adorno souligne que cet essai « bien qu’il [lui] soit absolument étranger quant à son armature philosophique, à savoir l’existentialisme, décrit d’une manière proprement admirable les transformations opérées par ces choses-là dans les strates de l’expérience » (Adorno 1965 : p. 166).

L’essai d’Améry permet à Adorno de dynamiter l’ontologie d’Heidegger au-delà de la simple critique du « jargon de l’authenticité » [1]. Il s’agit de partir d’expériences qui « sont d’une violence si terrible que nul, ne les aurait-il vécues pour ainsi dire que de loin, ne peut jamais en réchapper-de même qu’Améry dit dans cet essai de manière très convaincante que celui qui a été torturé un jour ne pourra plus jamais l’oublier, ne serait-ce qu’un seul instant, dans la suite de son existence ». Ce qu’exprime Améry touche au noyau le plus intime de la philosophie d’Heidegger : parce que celui-ci étend jusqu’à l’extréme la portée du supplice corporel et du danger de mort violente, l’« être pour la mort », où toutes les différences sont résorbées, apparaît comme une transfiguration.

Les réflexions d’Améry, a contrario, ont toujours affaire à une réalité déterminée et déterminable - une réalité, du reste, dans laquelle la torture peut devenir l’essence même de ce qui rend Auschwitz possible. C’est la raison pour laquelle Améry conçoit « le penchant radical d’Heidegger pour l’Etre, où nous ’sommes dehors’ dans notre existence », comme « le déni impérieux d’une réalité ancrée dans l’expérience et pourvue d’une dimension sociale » (Améry 2004 : p. 310) - déni qui, dixit Améry, fait le lit de l’extermination nazie. La dialectique négative, telle qu’Adorno la formule dans sa confrontation avec Améry, se vérifie dans cette expérience extrême vécue dans la réalité détermine et déterminable ; c’est la seulement qu’elle peut reconnaître le tout comme étant le non-vrai. Mais les divergences entre Adorno et « l’armature philosophique » d’Améry se font jour sitôt qu’Adorno précise ce qu’il entend par cette expérience de la torture : « J’entends également quelque chose d’objectif, et je tiens à vous le dire afin, encore une fois, que vous ne noyiez pas ces choses dont je parle aujourd’hui dans la subjectivité de celui qui fait l’expérience ». De la réalité la plus extrême, Adorno tire des conclusions sur la réalité la plus commune ; de l’expérience de la torture vécue par Améry il en vient, par un extraordinaire raccourci, aux rapports de production vécus dans l’anonymat : « La permutabilité et l’interchangeabilité absolues de chacun qui déterminent aujourd’hui, sous le couvert d’une liberté formelle, la forme actuelle de l’organisation du travail, alors que les rapports de production ont été maintenus - autrement dit, le fait que n’importe qui puisse être remplace par n’importe qui d’autre, que tout homme soit donc remplaçable en tant que tel, avec pour conséquence que chacun de nous a le sentiment d’être superflu et, si vous voulez, quantité nulle au regard du Tout : tout cela trouve aujourd’hui sa cause dans l’évolution objective, sous les conditions mêmes de la liberté formelle » (Adorno 1965 : p. 170 sq.). Si Ton considère cette longue phrase isolement, la pensée dialectique pourrait s’interpréter ainsi : attendu que le Tout est le faux, tout le monde est victime. Mais la référence appuyée à l’essai de Jean Améry est convoquée comme pour prévenir une telle interprétation.

Un rapport étroit lie les conférences d’Adorno à l’élaboration de la Dia­lectique négative, son tardif opus magnum philosophique, paru la même année que Par-delà le crime et le châtiment. Or, dans le chapitre « Méditations sur la métaphysique », qui renvoie directement à la conférence en question, ni le nom d’Améry ni son essai sur la torture ne sont plus mentionnes nulle part. C’est d’autant plus frappant que dans d’autres passages clés de l’ouvrage, Adorno fait référence à l’expérience de la torture pour partie en des termes qui apportent la preuve irréfutable qu’il a lu l’essai d’Améry. C’est grâce à cette lecture notamment qu’il a su donner à sa critique de l’idéalisme allemand une clarté et une acuité nouvelles : la physis livrée à la torture devient dans cette œuvre tardive le point d’Archimède de la pensée.

Avec la suppression de la référence à Améry disparaissait du même coup ce que la confrontation première avec l’essai sur la torture avait eu de si remarquable. Ce qui était perdu - et que la publication des conférences nous permet désormais de retrouver - c’était la pleine conscience du fait que la tension extrême entre le subjectif et l’universel ne pouvait se résoudre de façon univoque, et qu’il fallait partir précisément de là si Ton voulait entreprendre la critique de la philosophie métaphysique.

Le recours à un penser non dialectique

La critique qu’Améry adressera plus tard à Adorno et au « Jargon de la dialectique » attire exactement notre attention sur ce point. Ce n’est pas un hasard si Améry prend pour cible les passages qu’Adorno avait d’abord conçus en référence directe à son essai sur la torture, ignorant certainement que son propre essai avait un jour fait l’objet des conférences dont était issue la dernière partie de l’oeuvre maîtresse du philosophe (et qu’il s’était donc faufile incognito dans la Dialectique négative). Dans la théorie critique tardive d’Adorno, nous dit Améry, la dialectique est comme « ’dialectisée’ une seconde fois dans des raisonnements qui exercent en partie une extraordinaire fascination - comme dans ces pages si claires, si éclairantes et si éclairées, sur la mort ». Améry cite ici une phrase d’Adorno tirée des « Méditations sur la métaphysique », qu’il introduit par ces mots : « Pour celui qui en fut victime, il est assez fâcheux de voir Auschwitz faire une nouvelle fois office de source d’inspiration d’un exercice dialectique » (Améry 2004 : p. 289). La phrase d’Adorno récuse le fait qu’on puisse « [exprimer] un sens, aussi délayé soit-il », du destin des victimes. On s’étonne que ce soit justement cette critique qui pose problème à Améry : ne s’opposait-il pas lui-même dans Par-delà le crime et le châtiment à toute tentative de donner un sens à sa Situation en tant qu’intellectuel à Auschwitz et victime juive ? La belle affaire : « Les victimes ont bien du à certaines occasions arracher un sens à leur sort », objecte-t-il à présent. Comment ? II n’est que de lire Treblinka de Jean-François Steiner (ibid.).

La divergence est ailleurs : Améry prend le parti de la subjectivité, ce qui est aussi une façon de faire un bouclier de protection à ses camarades de camps. Dans la polémique qui l’oppose à Adorno, il lui importe de ne pas sacrifier purement et simplement l’existence de la victime singulière et sa manière propre de réagir à l’autel de l’abstraction philosophique. Adorno lui-même n’ignorait pas le problème. II révisa pour cette raison même sa fameuse phrase, selon laquelle écrire un poème après Auschwitz est un acte barbare : « La sempiternelle souffrance a autant le droit à l’expression que le torture celui de hurler », écrira-t-il (Adorno 1966 : p. 355 [2]).

Mais Améry insiste avant tout sur la nécessite d’une séparation claire entre les bourreaux et les victimes : « Les dialecticiens sont continuellement hantes par la peur de la banalité - banalité qui consiste par exemple à laisser les victimes être des victimes et les bourreaux être des bour­reaux, ce qu’ils étaient les uns et les autres quand les massacres furent perpétrés » (Améry 2004 : p. 290). Si Améry critique les dialecticiens, il en a plus encore après leurs partisans qui grossissaient les rangs de la révolte étudiante allemande : « On ne pouvait trouver élèves plus dociles ni plus doues que les Allemands. La fuite dans une historicité abstraite les délivrait de leur histoire concrète, qui, condensée en une paroxystique catastrophe, venait de plonger dans les flammes de l’enfer. Des esprits supérieurs maniant la dialectique avec virtuosité logeaient l’irréductible événement qui avait eu lieu dans ce pays dans une structure de pensée parfaitement aseptisée. [...] La mort n’était pas un maître d’Allemagne. Elle était fasciste, ou fascistoïde » (Améry 2002 : p. 314 sq). Améry dut bientôt se rendre à l’évidence : le travail d’éclaircissement de ses « ressentiments » engage au milieu des années soixante, qui avait fait forte Impression dans les cercles libéraux et théologiques, n’avait guère laisse de traces dans le mouvement étudiant et la gauche radicale. Les Unmeis­terliche Wanderjahre (Années de voyages non magistrales) témoignent d’une profonde résignation et d’une déception générale à l’égard de la révolte étudiante de 1968 : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai perdu - depuis je ne me rebiffe plus » [3] (ibid : p. 316).

Detlev Claussen - lui-même issu de ce mouvement étudiant - désigna un jour Améry comme le ter de lance du « maintien non dialectique de la différence » (Claussen 1996 : p. 203 sq). II pointait là un aspect essentiel de la confrontation entre Adorno et Améry [4]. Pourtant, il semble qu’Améry critique Adorno dans le sens même d’Adorno. Dans ses Minima Moralia, celui-ci affirmait en effet sans ambiguïté (et comme « héritage » de Walter Benjamin) la nécessité « d’avoir recours à un penser à la fois dialectique et non dialectique » (Adorno 1951 : p. 171 [5]). Le sophisme est de taille, si l’on songe que la séparation catégorique entre victime et bourreau apparaît précisément comme la quintessence du non-dialectique. C’est peut-être la raison décisive pour laquelle Adorno ne réagit pas en son nom propre aux attaques d’Améry. C’est Ulrich Sonnemann qui, à sa place, lui « renverra la balle » (Sonnemann 1969 : p. 379 sq [6]). Comme l’indique Irene Heidelberger-Leonard, les lettres d’Adorno à Ernst Fischer montrent combien il avait à coeur qu’Améry, qu’il « estimait beaucoup », lui garde son « amitié » (Heidelberger-Leonard 2004 : p. 216 sq).

C’est dans ce « maintien non dialectique de la différence » que réside la signification de la polémique engagée par Améry - même si un certain agacement à l’endroit d’Adorno, voire une pointe de Jalousie à l’égard du succès du grand théoricien (auprès notamment des franges militantes de la jeunesse allemande) interfère à l’occasion. Mieux qu’aucune autre, la criti­que d’Améry lève le voile sur les limites de la dialectique après Auschwitz et donne à voir le caractère irréductible de l’événement qui s’est produit, dénonçant l’attrait fallacieux dont se pare trop souvent la théorie à vouloir en faire abstraction.

La chair vulnérable et le sujet transcendantal

Quelque part dans Unmeisterliche Wanderjahre, il est écrit que la morale est aussi sinistre que l’histoire : l’une et l’autre escamotent« l’homme, ce pitoyable ballot de chair vulnérable, de sensations impalpables, d’impressions vagues, cette peau misérable qui ne veut rien d’autre que se protéger du froid qui la transperce et de la chaleur qui la brûle. On ne fera jamais assez preuve d’indulgence envers l’homme mine et dévoré de l’intérieur par la fragilité de son existence corporelle » (Améry 2002 : p. 236).

Tel est le point de départ de toutes les batailles intellectuelles engagées par Améry. Le recours philosophique au « corps souffrant » (Brecht 1940 : p. 48), à la physis livrée sans défense aux sévices, donne à ses textes un poids reste singulier dans la presse libérale de gauche des années soixante et soixante-dix. Ce fut des le début un point de divergence avec le positivisme du Cercle de Vienne, dont il se sentait philosophiquement redevable depuis ses années viennoises, mais aussi avec l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, qui marqua de façon décisive son évolution politique après 1945. Même si l’existentialisme sartrien lui donne la force d’écrire sur la torture et sur Auschwitz, même s’i l doit presque tout à Sartre, dont la philosophie permet précisément de marquer une Séparation stricte et non dialectique entre victimes et bourreaux, une différence demeure à cet endroit. Car la question de la morale formulée par Sartre en termes kantiens - le concept de la liberté existentielle en soi - évacue aussi, par son abstraction même, l’expérience dont se réclame Améry.

De même que la réflexion d’Améry est indissociable de ce qu’il appelle la « peau misérable » et la « chair vulnérable », au regard de quoi la Suprématie de toute forme de conscience est réduite à néant, de même Adorno tenait « l’identification à l’intolérable souffrance », « l’élément d’horreur cause par la douleur physique, l’état de corps livré au supplice auquel n’importe quel homme peut £être réduit » (Adorno 1965 : p. 182 sq), pour la seule « base » possible d’une critique matérialiste. Il y insistait avec force dans la Dialectique négative, après l’avoir formule avec une spontanéité inimitable dans ses Conférences sur la métaphysique. Dans le cas d’Améry comme dans celui d’Adorno, il n’est cependant pas question de simple pitié, de pure empathie. Soutenus chacun par une « armature philosophique » différente, ils refusent l’un et l’autre de considérer la souffrance comme un simple donne immédiat [7].

Cette convergence de vues est inséparable d’une expérience commune -bien qu’aucunement comparable - de la persécution. Tandis qu’il écrit ses essais, Améry le torture se rend compte que sa Situation ne peut « se ramener entièrement au concept de ’victime nazie’ ». II finit par se reconnaître « dans l’image de la victime juive  » et conclut son recueil par cette remarque : « Finalement, la seule chose qui me distingue des gens parmi lesquels mes jours s’écoulent, c’est une inquiétude qui oscille, tantôt plus forte, tantôt moins forte. Mais en tout cas c’est une inquiétude sociale, et non métaphysique. Ce qui m’accable, ce n’est pas l’Etre ou le Néant ou Dieu ou l’Absence de Dieu, c’est uniquement la société [...] » (Améry FCC : p. 165-166). En 1940, Adorno l’exile écrit à Horkheimer : « Je suis de plus en plus obnubile par le sort des Juifs, surtout depuis que j’ai reçu les dernières nouvelles d’Allemagne. J’ai parfois l’impression que ce que nous avions coutume d’observer sous l’angle du prolétariat s’est reporte aujourd’hui dans une concentration terrifiante du côte des Juifs. Je me demande si les choses que nous avons voulu dire, nous ne devrions pas [...] les dire en rapport avec les Juifs, qui sont à l’opposé de la concentration du pouvoir » (Horkheimer 1937-1940 : p. 764). Mais il ne s’agit pas de remplacer le Proletariat par autre chose. « Dire les choses en rapport avec le judaïsme » implique d’avoir une autre conception du pouvoir et de l’impuissance, de l’individu et du collectif. C’est ce que montre l’évolution de la théorie critique. La persécution antisémite, qui vise l’anéantissement physique, oblige à récuser la combinaison entre concept de classe marxiste et catégorie idéaliste pour inscrire l’individuel dans un rapport nouveau avec l’universel - un rapport qui fait émerger la physis.

La pensée, écrit Adorno, trouve « sa mesure dans ce que les sujets ressentent objectivement comme leur souffrance » (Adorno 1966 : p. 17l [8]). Or il est nécessaire de conserver, même négativement, la médiation professée par Hegel et Marx : la souffrance n’impulse la connaissance qu’à condition de n’être pas tenue pour immédiate.

Certes, le sujet transcendantal de l’idéalisme allemand reflète « l’antériorité des relations rationnelles abstraites détachées des individus et de leur contexte, et dont l’échange fournit le modèle » (Adorno 1969 : p. 745 [9]). Mais encore est-il besoin d’un sujet individuel pour découvrir l’antériorité en tant que telle : « son aptitude à l’expérience - qui fait défaut au sujet transcendantal, car rien de purement logique ne saurait faire une expérience quelconque - est en vérité bien plus constitutive que celle attribuée au sujet transcendantal par l’idéalisme, et qui [...] est profondément hypostasiée à un stade précritique » (Ibid.  : p. 756 [10]). La raison est « nécessairement individuée », ou bien elle n’est pas. À cette condi­tion seulement, elle n’a pas valeur d’absolu - qu’elle soit expérience du sujet individuel ou pensée du transcendantal.

C’est ce rapport entre dialectique et expérience qui suscite le malaise général, à gauche comme à droite, chez les positivistes et les métaphysiciens, à l’université ou dans les cercles politiques. Les uns fustigent le concept d’expérience forge par Adorno comme étant l’expression d’un individualisme bourgeois, ce en quoi l’esthète serait un enfant du XIXe siècle et de son concept outrageusement positiviste de « manifestation » (Erscheinung) (cf. Enderwitz 1990 : p. 99 sq). Les autres le portent au compte de l’irrationalisme allemand et raillent l’auteur de la Dialectique négative comme un « berger du non-identique » (cf. Schnädelbach 1983 : p. 79). Le point même sur lequel Adorno est parvenu à une évolution décisive est à leurs yeux la cause du scandale : la théorie de la communication et l’anti-impérialisme semblent avoir été inventes tout exprès pour faire définitivement abstraction de ce que Jean Améry avait à dire à la théorie critique [11].

Pour faire la pleine lumière sur cette question, il nous faut revenir à notre point de départ : l’essai d’Améry sur la torture.

La torture comme essence : « la fête de la germanité »

Dans L’Etre et le Néant, Sartre écrit que « la torture même ne nous dépossède pas de notre liberté » (Sartre 1943 : p. 582). Par-delà le crime et le châtiment témoigne d’une extrême ambivalence vis-à-vis de cette assertion. Améry ne se contente pas, tant s’en faut, de la contester pour affirmer le contraire. Ses essais font apparaître ce que la phrase de Sartre occulte froidement, et donnent à entendre ce que son concept passe sous silence. Pour Sartre, la douleur physique n’est qu’un « exemple » parmi d’autres de la contingence :« [...] il y a mille autres façons, contingentes elles-mêmes, d’exister notre contingence » (Sartre 1943 : p. 387). Si Sartre accorde une signification essentielle au corporel dans les rapports humains, il n’a en revanche aucun mot pour designer ce non-identique. Aussi longtemps qu’il ne rompt pas avec l’appareil conceptuel heideggérien, tout ce qui advient au corps relève pour lui de l’identique [12]. C’est précisément cela que réfute Améry : la douleur physique causée par la torture n’est pas un exemple entre mille.

Le « corps livre au supplice » n’est pas pour autant con£u comme une assurance d’immédiateté qui viendrait en Heu et place du concept. Améry insiste sur le fait que dans le corps même la pure identité est impossible, l’immédiat est médiatise. Force lui est de reconnaître qu’« en tant que corps, nous ne sommes pas égaux devant la douleur et la torture ». Le corporel, comme point de référence de la pensée, ne reste concret que pour autant qu’il n’est pas abstrait de la Situation sociale qui engendre la douleur physique et dans laquelle cette douleur est nécessairement éprouvée : l’impuissance absolue du torture comme le pouvoir absolu du tortionnaire sont eux-mêmes des éléments de la souffrance infligée. L’expérience de la torture n’est pas un point d’arrêt ou toute pensée s’immobilise, bien au contraire : elle ne laisse plus aucun répit à la pensée. Améry ne cesse de repenser après-coup ce qu’il pensait sur le moment pour faire naître de ce souvenir le mouvement de l’auto-réflexion. Non qu’il franchisse d’un simple bond la distance qui, dans la conscience, le sépare des supplices autrefois endures. C’est cette distance, bien plutôt, qui lui permet de généraliser sa pensée. Et la généralisation qui est au coeur de l’essai sur la torture est la suivante : la torture est l’apothéose du national-socialisme, dont l’essence est l’extermination physique. La voie qui mène à cette généralisation passe par une lecture pour le moins personnelle de Sade et de son commentateur Georges Bataille : de l’apologie individuelle de la torture, Améry conclut par déductions successives à sa glorification politique : le sadique « veut abolir le monde, et par la négation de son prochain [...], il veut réaliser sa propre souveraineté totale » (Améry PCC : p. 71). Améry applique la définition de Sade au national-socialisme en prenant précisément position contre l’anéantissement du social qui s’y trouve célébré : car, dit-il, nous ne pouvons vivre dans « le monde social que si nous accordons la vie au prochain, refrénons le désir d’expansion de notre Moi, allégeons ses souffrances » (ibid. : p. 72).

Cette connaissance n’est pas projetée rétrospectivement sur la conscience du torture de 1943. Le passage délibère de la première à la troisième personne du singulier détruit la fiction d’une possible compréhension immédiate. L’expérience se donne comme médiatisée. Ce n’était pas le supplicie de 1943 qui pouvait reconnaître l’essence et la singularité du national-socialisme. Le souvenir intègre au contraire l’expérience que le « Moi » a pu faire entre-temps du nazisme et des Allemands. C’est précisément ce que souligne l’ordre de succession des essais. La Chronologie des événements y est sciemment inversée : si Améry peut concevoir la torture comme l’essence du nazisme, c’est seulement parce qu’il se la remémore en quelque sorte à travers son existence de déporté des camps d’extermination.

Le texte le plus ancien d’Améry sur les camps d’extermination marque une étape importante dans cette entreprise de remémoration. Ce texte, Zur Psy­chologie des deutschen Volkes, (De la psychologie du peuple allemand), probablement commence des son internement à Auschwitz, fut achevé en 1945, quelques semaines seulement après la libération de Bergen-Belsen. Si Améry citait alors la fameuse phrase de Rudolf G. Binding selon laquelle les Allemands sont héroïques « en supportant la souffrance des autres » (ce qui était un éloge dans la bouche de son auteur), c’était pour mieux cerner la « voie singulière » qui avait conduit cette nation à l’exter­mination (Améry 2002 : p. 507). À présent, dans l’essai sur la torture, le même énoncé revêt un autre sens : il fait la lumière sur sa Situation en tant que victime des tortionnaires nazis - lumière qu’il cherche en vain dans les théories sur le fascisme et le totalitarisme.

La signification de cette phrase - la torture est l’essence du national-socialisme - n’apparaît toutefois pleinement qu’avec les deux essais conclusifs du recueil de 1966, « Ressentiments » et « De la nécessité et de l’impossibilité d’être juif ». La torture est aussi pratiquée par d’autres régimes « totalitaires », et parfois même par des régimes démocratiques -les Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam, la France pendant la guerre d’Algérie, Israël, enfin, dans sa lutte contre les offensives arabes. Améry ne le sait que trop bien et n’en fait pas mystère dans son essai sur la torture. Mais les nazis. en tant que groupe politique, ne torturaient pas, comme les autres, « parce que c’était un moyen d’entrer en possession d’informations importantes pour l’Etat », et pas seulement, devrait-on ajouter, pour intimider par la terreur la Resistance qui se manifestait en tous lieux. Partout ou l’on recourt à la torture, l’individu tortionnaire éprouve une espèce de jouissance, satisfait un besoin sadique. Sans doute, mais dans le contexte de la « communauté du peuple » (Volksge­meinschaft) allemande, ce besoin sadique est synthétise dans la conscience d’être allemand, et d’être, en tant qu’allemand, grand en supportant la souffrance qu’on inflige à autrui. Cette idée trouve sa première occurrence dans l’essai sur la torture, lorsqu’il est dit que l’Allemagne est le seul pays ou l’on ait torture « avec la bonne conscience du mal » (Améry FCC : p. 66) ; Améry le voit rétrospectivement dans les « visages sérieux, tendus, non pas gonfles d’un désir sexuel sadique, mais recueillis et concentres sur une auto-realisation meurtrière » : « C’est de toute leur âme qu’ils menaient leur affaire [...] » (Ibid. : p. 72). Cette bonne conscience collective suppose un rapport particulier à l’Etat, qui n’est autre que la perte de tout rapport, pour autant qu’on entend par rapport une relation qui autorise encore la réflexion. La perte d’une telle faculté de réflexion, par quoi l’on fait sienne, de toute son âme, la cause de l’Etat exterminateur, Améry la décrit tout d’abord en creux, en récusant la théorie du totalitarisme. Dans le communisme d’Etat, des bornes étaient manifestement posées à la bonne conscience du mal : « Car en fin de compte on ne peut nier que le communisme en question a su se déstaliniser [...]. En Hongrie vit un Premier ministre qui aurait lui-même été jadis victime de la torture stalinienne. [...] Mais qui pourrait imaginer un national-socialisme « déhitlérisé », et, comme homme politique de premier plan dans une Europe réorganisée selon une politique nazie, un ancien partisan de Röhm qui aurait fait ses armes à l’école de la torture ? Personne ne peut imaginer semblable chose. Impossible que cela soit » (ibid.  : p. 66).

Dans son essai sur la torture, Améry se considère de façon générale comme une victime du nazisme, et pas encore comme une victime juive, ainsi qu’il le constatera plus tard dans sa préface. C’est peut-être la raison pour laquelle il hésite, dans les deux premiers essais, à parier des Allemands lorsqu’il qualifie les bourreaux d’ennemis des Lumières et de l’humanite [13]. Mais à mesure qu’il se conçoit comme une victime juive des nazis - conception qui ne cesse de faire son chemin d’essai en essai -, il comprend mieux quel était ce « soi » que « réalisaient » les tortionnaires, et substitue alors le terme « Allemands » à celui de « nazis ». Dans l’essai « Ressentiments » - qui devait à l’origine donner son titre à l’ensemble du recueil - il écrit ainsi que la « faute collective » est un concept nécessaire et qualifie le danger auquel il fut expose pendant le Troisième Reich de « massacre rituel » (ibid. : p. 129). Améry n’en conclut pas que ce rituel était accompli par la communauté désignée dans le concept de faute collective, autrement dit que la « communauté du peu­ple » des Allemands n’était rien d’autre que l’extermination des Juifs. Ce qui lui importe, c’est de faire la lumière sur « l’état mental de la vic­time ». Or, l’individu tortionnaire, tel qu’il était décrit dans l’essai sur la torture, est généralise dans les deux derniers essais à la communauté tout entière : « II me semblait en effet que j’avais été victime de forfaits collectifs : car ma peur n’avait pas été plus grande en face du fonctionnaire vêtu de brun, avec sa croix gammée sur son brassard, que devant le sim­ple troupier en uniforme gris-vert. Et je ne parvenais pas à oublier non plus la vision des Allemands sur le petit quai ou l’on avait sorti des wagons à bestiaux de notre train de déportation les cadavres qu’on avait ensuite entasses devant nous, sans que je puisse lire le plus petit signe d’horreur sur aucun des visages de pierre alignes là » (Ibid. : p. 115). L’état mental de la victime, qui reflète en même temps ce qui lui est arrive après 1945, autorise seulement à décrire les bourreaux comme un collectif : « Le trop grand nombre, ce n’était pas les SS, mais des travailleurs, des préposés aux fichiers, des techniciens, des dactylos [...]. Pour moi ils étaient, somme toute, le peuple allemand. [...] Ils trouvaient que tout était comme ce devait être, et que je sois change en statue de sel s’il n’est pas vrai que tous auraient vote pour Hitler et ses complices, si à l’époque, en 1943, ils avaient été appelés aux urnes » (Ibid. : p. 128). Améry avait vecu à Vienne les jours qui avaient suivi le 11 mars 1938, lorsqu’une ville entière s’était transformée pour les Juifs en une immense salle de torture, et que de simples citoyens et citoyennes de Vienne me­naient leur affaire de toute leur âme. « Le peuple célébra la fête de la germanite pendant des semaines » (Améry 2002 : p. 793), lit-on dans un texte autobiographique écrit quelques années après Par-delà le crime et le châtiment. C’est la réalité des Etats successeurs du Troisième Reich qui l’autorisait à parier rétrospectivement de « germanite » et non plus seulement d’individus nazis. « Un peuple fier. Un peuple reste fier. Une fierté qui a pris un peu plus d’ampleur, il faut bien l’admettre. Qui ne s’exprime plus sous la pression des mâchoires serrées mais qui rayonne dans la satisfaction de la bonne conscience et d’une joie compréhensible : celle d’avoir une fois encore réussi. Une fierté qui ne se réclame plus d’un exploit héroïque mais d’une productivité à nulle autre pareille Pourtant, c’est la même fierté qu’alors [...]. Malheur aux vaincus (Améry PCC : p. 138).

« Actualisable à tout instant »

De tels « ressentiments » professent à leur manière l’impératif catégorique qui exige de penser et d’agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. Quand Adorno ajoute : « que rien de semblable ne se reproduise » (Adorno 1966 : p. 358), et que, trente ans plus tard, le ministre allemand des Affaires étrangers reprend cet ajout à son compte pour légitimer la politique européenne allemande en Yougoslavie, on se dit qu’Améry montre comme nul autre ce qu’il fallait entendre sous ce terme de « sem­blable ». Le danger que la torture puisse devenir l’essence d’une société n’est à exclure nulle part, et Améry ne l’exclut pas totalement dans le cas des Américains au Vietnam, ni même dans le cas d’Israël (comme il le suggère du moins en 1977 encore, dans un article écrit pour l’hebdomadaire Die Zeit [14]). Mais ce qu’il pointe comme étant là-bas un danger plus ou moins grand, lui apparaît en Allemagne comme une collision tenace entre la persécution des Juifs par les nazis et le fantasme d’anéantissement antisioniste : il lui suffit de mettre en résonance la persistance de la « communauté du peuple » en Allemagne et l’émergence d’un antisémitisme mondial. Dans le dernier long entretien qu’il accorde pendant l’été 1978 - quelques semaines avant son suicide - la question de l’antisémitisme est une nouvelle fois évoque. II déclare alors qu’il serait parti en Israël s’il avait été plus jeune, « pour y être soldat si nécessaire » (Améry 1992 : p. 88). Et dans la nouvelle préface à Par-delà le crime et le châtiment - l’ouvrage ou figure l’essai sur la torture - il écrit ceci : « La victime nazie, à la fois juive et politique, que j’étais et que je suis, ne peut se taire quand sous l’étendard de l’antisionisme elle voit se re-grouper les audacieux représentants de l’ignoble antisémitisme d’antan. L’impossibilité d’être juif se mue alors en la nécessité de l’être : une nécessité qui proteste avec véhémence. Ainsi donc, que ce livre qui, de manière tout à fait inattendue, est à la fois inactuel et de la plus haute actualité, soit non seulement un témoignage de ce que furent le fascisme véritable et en particulier le nazisme, mais qu’il soit aussi un appel lance à la jeunesse allemande pour qu’elle revoie ses positions. L’antisémitisme [...] peut être actualise à tout instant - et j’ai été profondément effraye, sans être vraiment 6tonne, d’apprendre qu’au cours d’une manifestation qui se déroulait en faveur des Palestiniens dans une métropole allemande, non seulement le ’sionisme’ (quel que soit le sens que l’on donne à ce concept politique) avait été maudit comme une plaie qui s’étend au monde entier, mais aussi que de jeunes antifascistes excites auraient énergiquement annonce la couleur en criant : ’mort au peuple juif !’. Nous autres, nous sommes habitues à ce genre de choses. On a pu voir comment le verbe s’est fait chair et comment le verbe devenu chair a finalement forme une montagne de cadavres. [...] Je n’aurais jamais cru cela possible quand la première édition de mon ouvrage parut en 1966 et que mes seuls adversaires, mes adversaires naturels, étaient les nazis, les anciens et les nouveaux, les irrationalistes et les fascistes, l’engeance réactionnaire qui en 1939 conduisait le monde à sa mort. Qu’aujourd’hui je doive m’élever contre mes amis naturels, les jeunes femmes et les jeunes hommes de la gauche, cela va plus loin qu’un simple abus ’dialectique’ ». Cela va plus loin, en effet, que la simple dialectique.

extrait de : Jürgen Doll (dir.), Jean Améry 1912-1978, De l’expérience des camps à l’écriture engagée, Paris, L’Harmattan 2006


Bibliographie

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[1La présente contribution part de problèmes de réception déjà evoqués dans les postfaces des volumes que j’ai édités dans la nouvelle Edition des oeuvres de Jean Améry dirigée par Irene Heidelberger-Leonard (Améry 2000 et 2004). Certaines réflexions sont développées plus avant dans mon livre : Suicide Attack. Zur Kritik der politischen Gewalt.

[2Référence française : Th. W. Adorno, Dialectique négative, Payot, 1978, p. 284 (n.d.t.).

[3II ne cessera pourtant jamais de se rebiffer, notamment contre l’antisionisme de la nouvelle gauche. Adorno et Horkheimer prennent également position contre ces formes larvées d’antisémitisme qui se font soudainement jour dans la nouvelle gauche après la guerre des Six jours, mais la critique d’Améry est sur ce point beaucoup plus conséquente.

[4Dans le livre de Claussen, Adorno. Ein letztes Genie - assurément le meilleur ouvrage paru en 2003, l’année Adorno - Améry n’apparaît plus nulle part. Même refoulement, donc, chez l’auteur et le sujet du portrait.

[5Référence française : Minima Moralia. Reflexions sur la vie mutilée, trad. E. Kauf­holz et J.-R. Ladmiral, Payot, 1980, p. 144 (n.d.t.).

[6Dans le même cahier du Merkur figure la réponse d’Améry à Sonnemann (1968 : p. 382 sq).

[7Améry appelle - en des concepts parfaitement sartriens - à s’insurger contre ce qui est passe, et par là même contre une raison qui ne reconnaît que la chose positivement présente : « S’il m’est permis de penser et d’agir dans le sens de ce qui doit être, alors je peux du moins examiner ce qui aurait du être ». Améry parle ici de la « déraison du réel » et de la nécessité d’être fou comme « infraction aux fondements du principe de réalité » (2002 : p. 313 sq). Améry et Adorno se rejoignent dans l’idée que les choses auraient pu se passer autrement - et qu’elles doivent par conséquent se passer autrement.

[8Dialectique négative, ibid., p. 137 (n.d.t.).

[9Référence française : « Sujet et objet », in Modèles critiques, traduction de M. Jimenez et E. Kaufholz, Payot, 1984, p. 264 (n.d.t.).

[10Ibid., p. 274.

[11Dans un entretien qu’il donne à la fin de sa vie, Améry juge favorablement la critique qu’Habermas formulait à l’encontre du mouvement étudiant lorsqu’il évoquait le danger d’un « fascisme de gauche » ; mais il ajoute un bémol : il faut, dit- il, « user avec prudence de l’expression ’fascisme de gauche’. C’est encore une autre question » (1992 : p. 38). Cette question, Améry l’a toujours articulée à sa polémique contre l’antisémitisme de gauche - phénomène qu’Habermas, à la différence d’Adorno, n’a jamais su, ou jamais voulu voir.

[12Cela vaut également pour Merleau-Ponty. Mais le dilemme s’aggrave chez celui-ci du fait de la place bien plus centrale qu’il accorde à la corporalité dans le comportement et la perception du monde (1942 : p. 225). Mais des qu’il recourt à une espèce de dialectique du corps et de l’esprit, le corps devient lui-même esprit. Seule une réflexion sur les frontières de l’esprit, telle qu’Améry l’a initiée sur la base de ses propres expériences et non comme philosophe de la corporalité, pouvait faire rempart à cette « spiritualisation ».

[13« Car le national-socialisme, qui n’était fort d’aucune idée mais qui disposait de tout un arsenal d’idées confuses et mauvaises, a été jusqu’ici l’unique système politique du siècle à avoir non seulement pratique la domination de l’anti-homme, comme tout autre régime de terreur rouge ou blanc, mais aussi à l’avoir expressément érigée en principe. Le mot humanité lui était aussi odieux que le péché l’est aux dévots, et c’est la raison pour laquelle il parlait d’humanitarisme soporifique » (Améry PCC : p. 66). L’opposition, si caractéristique de la pensée d’Améry, entre lumières et national-socialisme qui, tel l’antagonisme manichéen de la lumière et des ténèbres, constitue le contraire exact de la dialectique, trouve ici son origine.

[14Réagissent aux révélations de certains cas de torture pratiquée en Israël, Jean Améry parle dans cet article de « limites de la solidarité ». Mais il n’en remet pas pour autant en cause la nécessité. Car cette nécessité est dictée par les lois de Nuremberg, de même qu’Hitler a impose i’impératif catégorique après Auschwitz. La « résiliation du pacte de solidarité » est exclue a priori : « Les Juifs, les personnes considérées comme juives au regard de la ’loi civique du Reich pour la protection ,| du sang allemand’, fixées et déterminées par le regard des autres y compris là ou il n’est pas question de sang allemand, sont indéfectiblement liées les unes aux autres par un même destin. Israël est leur cause la plus personnelle ; ils peuvent toujours y trouver refuge - qu’ils soient hommes d’Etat, américains, français, autrichiens ; qu’ils soient des écrivains de ’gauche’ énerves qui se cramponnent de toutes leurs forces à la jeunesse, ou les observateurs pseudo-souverains des événements politiques qu’ils s’imaginent pouvoir contempler et comprendre sub specie aeternitatis. Sitôt que les choses sont plus près de rompre que de ployer, ils rappellent à tous les autres, à ceux de Harlem, New York, Paris, Buenos Aires, et Dieu sait ou encore » qu’ils sont juifs, totalement, à moitie, au quart, ou seulement ’par alliance’. Streicher et son maître règnent encore, par-delà les geôles et les bunkers. Tant qu’il restera un seul antisémite, chaque Juif restera lié à chaque autre. Le pacte de solidarité existentiel que les Juifs de la diaspora ont conclu avec Israël ne contient aucune clause stipulant sa dénonciation. Toutefois, ou pour cette raison même, il est du devoir des contractants de la diaspora d’alerter ceux qui vivent en Israël, et de leur dire clairement, conscients qu’ils sont du caractère non résiliable du contrat fonda- , mental, à quel endroit et pourquoi ils sont forces, non pas de rompre leurs liens - ce ;| qui est par définition impossible - mais de les desserrer, étant tenus par des engagements d’un ordre supérieur, quoiqu’il soit plus abstrait ». Apres quoi, Améry invite « expressément » tous les Juifs à « joindre leur voix à la (sienne) dans la condamnation sans appel de la torture comme système ». II le fait, insiste-t-il derechef, « sans remettre en question la validité existentielle du contrat ». Reste que toute cette discussion est menée sur fond d’une possible répétition d’Auschwitz : « certains signes graves » font craindre une « catastrophe de la même ampleur qu’Auschwitz », « car un jour ou l’autre, l’écrasante supériorité des Etats arabes, encore virtuelle aujourd’hui, mais effective demain ou après-demain, leur avance économique, militaire et, qui sait, technologique, pourraient se réaliser historiquement sous une forme totalitaire [...] » (Die Zeit, 02.09.1977).